Au menu : une histoire de comté en trois actes. Les leçons à en tirer. Et, en conclusion, le lien avec la catastrophe récente à Mayotte.
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Un conte moderne
Acte 1
En 2020, le site américain ProPublica publie une analyse qui classe les comtés américains les plus à risque vis à vis du changement climatique sur la période 2040-2060.
Le tout est diffusé dans un immense tableau, dont voici un petit aperçu :
ProPublica écrit : “Le plus grand risque climatique ? Des périls climatiques qui se cumulent. Certaines parties des États-Unis verront des périls s’empiler les uns sur les autres : chaleur, humidité, montée de la mer, incendies…”.
Parmi les quelques 3100 comtés étudiés, un se distingue, tout en bas du tableau, comme apparaissant le moins à risque sur l’ensemble des Etats-Unis : celui de Lamoille, dans le nord du Vermont. Il est ici sur la carte, en pointillé rouge :
Jusqu’ici, tout va bien.
Acte 2
Certains en tirent alors une conclusion a priori logique : les US tiendraient là un lieu particulièrement protégé des aléas climatiques.
Un an et demi après l’article de ProPublica, un journal local publie une tribune d’un habitant, selon lequel le Vermont ferait désormais “face à une crise imminente de réfugiés climatiques” !
Dans l’article, on découvre ce chiffre frappant : un sondage mené auprès des nouveaux résidents du Vermont indique qu’un tiers y aurait déménagé pour des raisons climatiques !
L’article raconte notamment le cas d’ex-Californiens qui s’y sont installés après avoir été touchés par l’effroyable incendie qui avait dévasté la quasi totalité de la ville de Paradise en novembre 2018 - alors l’incendie le plus destructeur et le plus meurtrier connu en Californie.
“De nombreux habitants de Paradise [détruite à plus de 90%] ont cherché où déménager pour se mettre à l’abri des futures catastrophes liées au changement climatique, et ont traversé le pays pour se rendre en Nouvelle-Angleterre (où se situe l’Etat du Vermont). Trois familles de Paradise ont déménagé dans le Vermont”.
La perspective d’un afflux de nouveaux venus inquiète alors cet habitant : “le Vermont se trouve déjà dans une position difficile avec la profonde pénurie de logements ; la crise climatique rendra ce problème encore plus critique”.
Le même habitant critique par ailleurs “le narratif qui est en train d’être créé selon lequel le Vermont serait un refuge sûr”. “C’est partiellement vrai et faux”. Il en veut pour preuve que “les écosystèmes dont dépendent une grande partie les cultures du Vermont évoluent rapidement” et souligne que “des tempêtes plus violentes, des hivers plus courts et même des sécheresses ont déjà été observés dans tout l’État au cours des dernières années”.
Cette “histoire” de “refuge sûr” risque de “mettre l’Etat dans une position très vulnérable à mesure que la crise climatique empire”, à cause du manque de logements.
Acte 3
Un peu plus d’un an plus tard, à l’été 2023, patatras. Une tempête dévastatrice provoque des inondations catastrophiques dans le Vermont. La rivière qui traverse le cœur du comté de Lamoille atteint des niveaux quasi-records, dépassant très largement celui des crues majeures. Les grands axes routiers deviennent impraticables, certaines routes sont mêmes détruites, des dizaines de personnes sont évacuées, des récoltes entières sont anéanties. La responsable de la sécurité publique du Vermont qualifie alors le comté de Lamoille comme la « zone la plus durement touchée » de l’État. Le comté bat notamment le record du plus grand nombre de logements par habitant rendus inhabitables dans le Vermont.
« Si cet endroit est le plus sûr des Etats-Unis face au changement climatique, cela n'augure rien de bon pour les autres », déclare alors l’un des responsables de l’urbanisme du comté…qui ne savait d’ailleurs pas encore que moins de six mois plus tard, le comté subirait à nouveau de très fortes pluies, alors même que les dégâts de l’été n’étaient pas encore réparés.
Quelles leçons en tirer ?
1- D’abord et avant tout qu’aucun lieu n’est à l’abri du changement climatique. Lamoille est un cas d’école, mais ce n’est pas le seul : à travers les Etats-Unis d’autres histoires similaires sont apparues ces derniers mois.
La plus emblématique est peut-être celle d’Asheville : citée en 2022 par un universitaire comme l’une des 10 potentielles “villes refuges” américaines face au dérèglement climatique, elle a été frappée très durement par l'ouragan Hélène récemment (au moins 60 morts dans le comté), avec des images spectaculaires diffusées en boucle sur les chaines d’infos.
L’universitaire en question, Jesse Keenan, reconnaît depuis avoir manqué de prudence : tout compte fait, “il n'y pas d'endroit 100% protégé”…Ce qui semble une évidence a pourtant été nié par un certain nombre d’acteurs politiques et économiques ces dernières années, qui ont trouvé un intérêt à promouvoir cette idée de “havre climatique”, comme le maire de la ville de Buffalo (280 000 habitants dans l’Etat de New York), qui déclarait en 2019 que la ville pourrait devenir une «ville refuge climatique».
La diversité des périls climatiques fait qu’il n’existe pas de “citadelles”, même dans un pays aussi vaste et varié que les Etats-Unis. Entre autres chiffres frappants : ces 8 dernières années, il y a eu là-bas plus d'ouragans de catégories 4 et 5 (sur 5) qu'au cours des 57 années précédentes.
Pour citer Benoit Chevallier de SNCF Réseau (cf numéro précédent) : “Le changement climatique, c'est l'extension à tout le territoire des phénomènes extrêmes”.
2- Deuxième leçon : les risques climatiques sont si variés que même une zone faiblement exposée à différents risques climatiques peut être fortement à risque malgré tout, rien qu’à cause d’un seul type de péril.
Lamoille était classée au plus faible niveau d’exposition aux risques de fortes chaleurs, de chaleur humide, de perte de rendement des cultures, de montée de la mer, de grands incendies. Cela ne l’a pas empêché d’être durement touché par…des inondations extrêmes.
3- Autre leçon : au niveau local, les impacts du changement climatique peuvent varier considérablement. “Pendant la tempête, si vous habitiez sur les collines, à l’extérieur des villages, le comté de Lamoille était probablement un endroit assez sûr” estime ainsi le responsable de la commission d’urbanisme du comté.
Ces différences de niveau de risques valent aussi au niveau micro-local :
“A une échelle aussi petite qu’une rue – une échelle bien plus petite que ce que toute enquête nationale sur la résilience climatique pourrait saisir de manière fiable – les impacts du changement climatique peuvent varier considérablement.”
4- Enfin, lié au point précédent, le cas de Lamoille est un énième exemple de l’importance du facteur “inégalités sociales” dans les niveaux de risque des populations.
“Une tendance a été observée dans tout le Vermont après les tempêtes : les inondations ont eu un impact disproportionné sur les zones à faible revenu”, notamment celles “à forte concentration de logements locatifs abordables”.
“Le manque de logements abordables dans les zones hautes et sèches a été un facteur majeur” des dégâts causés par ces inondations, selon les mots de la sénatrice du Vermont.
Les villages du Vermont ont toujours été construits dans les vallées fluviales et c'est là que s'est concentré le développement urbain. L'argent a permis aux plus riches de s’installer sur de plus grands terrains sur les hauteurs, tandis que les plus démunis sont restés dans les plaines inondables.
Comme l’explique la sénatrice, “les pressions du marché poussent constamment les personnes à faibles revenus vers des logements plus anciens et dégradés, et/ou vers des logements plus vulnérables aux catastrophes naturelles », tels que des préfabriqués (cf photo).
Les logements préfabriqués ont subi plus de dégâts que les autres, comme cela avait déjà été le cas lors de l’ouragan Irene de 2011 : ils représentaient alors 15 % des logements endommagés alors qu'ils ne constituaient que 7 % du parc immobilier total du Vermont.
Ces dégâts s’expliquent par leur localisation (proches de cours d’eau, où les terrains sont bon marchés) mais pas seulement : de nombreux parcs de préfabriqués disposent de systèmes d'eau et d'électricité vieillissants qui risquent davantage de tomber en panne en cas de conditions météo extrêmes.
Autre facteur : “le fait que les résidents de ces parcs soient souvent à la fois locataires et propriétaires de ces logements complique encore la situation : ils paient une redevance aux sociétés qui leur louent les terrains et restent en même temps responsables des dommages causés à leurs maisons” explique le journal local VTDigger.
Fait intéressant, raconté par le même journal : certains parcs de préfabriqués ont évolué vers un modèle coopératif au cours des dernières années (les résidents en sont propriétaires et les exploitent). Or justement l’un de ces parcs, qui avait subi d'importants dégâts lors de l’ouragan Irene et qui était devenu une coopérative par la suite, a connu en 2023 des dégâts minimes dans ses maisons, parce que ses exploitants avaient décidé de surélever de nombreux lots.
Conclusion
On le voit bien ici : les situations sociales et économiques, elles-mêmes issues de choix politiques et historiques, conditionnent fortement le niveau de risque d’une population ou d’un territoire, à aléa climatique équivalent. C’est ce qu’on appelle la vulnérabilité.
C’est ce qui explique, pour parler d’un événement plus récent, qu’il est très problématique, et tout simplement faux, de poser un lien causal unique entre le changement climatique et les dégâts subis par Mayotte lors du récent cyclone. S’il est démontré que le réchauffement tend à renforcer l’intensité des cyclones tropicaux, les dégâts à Mayotte ne viennent absolument pas que de ce facteur.
Se focaliser sur le cyclone (l’aléa climatique) pour comprendre ces dégâts, c’est masquer l’importance de la vulnérabilité des populations, de la fragilité des infrastructures, du sous-investissement chronique dans celles-ci, du manque d’équipements des services de santé et de secours, de l’impréparation politique au risque d’un tel aléa, etc.
Comme l’explique la géographe Magali Reghezza dans une tribune très fine parue sur bonpote.com :
Depuis la fin du du XIXe siècle, les sciences sociales ont entrepris de “dénaturaliser les catastrophes” en mettant en lumière leurs dimensions sociales et territoriales.
L’aléa n’explique jamais à lui seul la catastrophe.
Ainsi, concernant l’ouragan Irma de 2017 pour lequel on a plus de recul que le récent ouragan, la Cour des Comptes a montré que “la violence de l’ouragan a été du même ordre” à Saint-Barthélémy et Mayotte, mais que “l’importance des destructions et leur impact ont été d’ampleur différente” : 3% des bâtiments détruits dans le premier cas, contre 20% dans le second ; 2% de bâtiments sévèrement endommagés dans le premier cas, contre 11% ; et 11% modérément endommagés, contre 23%.
Dans ce cas du récent ouragan à Mayotte, cette idée a été parfaitement dite (par exemple ici et là), mais ne semble pourtant pas encore assez comprise et assimilée. Il nous paraissait donc important de la rappeler ici. Agir face aux impacts climatiques nécessite d’agir sur les aléas mais bien aussi sur les autres composantes du risque.
La citation
“Les autorités de Mayotte savaient qu’un tel phénomène allait toucher l’île. Elles auraient dû mettre en place un diagnostic et un dialogue avec les populations, mais rien n’a été fait. Et à l’approche du cyclone, personne ne s’est déplacé dans les bidonvilles pour prévenir la population. Seules des alarmes téléphoniques bruyantes écrites en français ont alerté les populations provenant des bidonvilles. Or, beaucoup d’habitants ne comprennent pas cette langue.
De même au nord de l’île, des élagages auraient pu être faits pour éviter des chutes d’arbres, et des coupures de courant. Mais il n’y a pas assez de moyens.”
(Fahad Idaroussi Tsimanda, docteur en géographie et spécialiste des risques naturels et des vulnérabilités, habitant de Mayotte, sur Reporterre.net)
La citation (bis)
“Ignorer les causes des catastrophes naturelles, très souvent liées à des choix historiques et politiques, c’est réduire notre capacité à s’y préparer.
Si, collectivement, la société française et ses dirigeants ne sont pas prêts à porter un regard lucide et honnête sur ce qui nous rend vulnérables face aux événements extrêmes climatiques, ni à réduire ces sources de vulnérabilité, alors nous courons le risque de l’impréparation face aux événements climatiques du futur qui seront plus sévères.”
(Tribune d’un collectif d’une trentaine de climatologues, sur Lemonde.fr)
C’était la 5e édition de la Lettre de Trois degrés. Retrouvez les précédentes ici. A bientôt !
Merci pour ce rappel nécessaire !
Très intéressant et assez édifiant.