#6 - Adaptation : les premières leçons d’un projet inédit en France
« Miquelon pourrait devenir un laboratoire de notre adaptation climatique » - Xénia Philippenko, géographe, dans un podcast de Youmatter
« Le monde anthropocène est encore à édifier et Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait être un de ces lieux de la planète où l’on s’y attèle plus tôt qu’ailleurs » - Stéphane Cordobès, philosophe et géographe, dans un beau texte paru sur le site AOC
"Novatrice », « exemplaire », « emblématique », « inédite »…Voilà comment est décrite, par de nombreux acteurs impliqués, la démarche d’adaptation climatique enclenchée depuis plusieurs années à Saint-Pierre-et-Miquelon - cet archipel français dans l'Atlantique Nord, au sud de l'île canadienne de Terre-Neuve.
Face à la montée des eaux et l'érosion côtière, le village de Miquelon, situé sur la plus grande île de l'archipel, est menacé de disparition. En concertation avec ses 600 habitants, le choix a été fait de…le relocaliser (à 1,5 kilomètre du village actuel, ce qui fait passer celui-ci de 2 à 20 mètres au-dessus de la mer), sur une longue période (50 à 75 ans) mais en s’y mettant dès à présent.
Ce projet est intéressant à comprendre non seulement pour son aspect pionnier - aucun autre village français ne s’est encore lancé dans une relocalisation - mais aussi et surtout pour sa dimension participative.
C’est ce que nous allons explorer dans ce numéro dédié.
Les témoignages cités ci-dessous sans lien URL proviennent du livre “Territoires submergés” (éditions Terre urbaine, mai 2023).
Au départ, tout l’inverse d’une démarche participative…
En décembre 2014, François Hollande, en visite d'Etat sur l’archipel, déclare, cartes à l’appui, que Miquelon risque de disparaître avec la montée du niveau de la mer. Il annonce alors abruptement la mise en place d'un plan de prévention des risques littoraux (PPRL) qui interdit quasiment toute nouvelle construction dans le village.
Les habitants vivent mal cette décision prise sans aucun préavis. C’est un coup de massue.
« Quasiment tout le village était en rouge [sur la carte présentée]. Ca a été un tel choc que certains habitants ont mis ensuite des gilets de sauvetage aux fenêtres, pour la touche humoristique ! » raconte une habitante.
« Notre village, classé en zone inondable, est bloqué de partout. Les maisons perdent de leur valeur. On ne va quand même pas les raser ou les déplacer », s’indigne alors le maire.
Une séquence télé frappante (dans ce type d’événements où tout est normalement très cadré) montre le maire découvrir en direct le projet présenté par François Hollande et lui en faire le reproche (de 45’’ à 1’30’’ ici) :
« On n'est pas au courant, aucune réunion n'a été tenue, il n’y a eu [aucune information] concernant ce projet que vous mettez en place. Il aurait été normal que les élus soient les premiers [informés] ».
« Présenté comme ça, ça peut faire un peu peur, ça mérite une pédagogie » tente de répondre une responsable, à côté du Président qui tente de « gérer » au mieux cet élément perturbateur en présence des caméras…
Franck Detcheverry, élu par la suite nouveau maire du village en 2020, témoigne a posteriori : « En voyant les cartes présentées, on apprend alors que Miquelon, à plus ou moins long terme, est condamné. Aucune solution n’est proposée, à tel point que personne n’a voulu ensuite se présenter à la mairie, quitte à ce que le village disparaisse et fusionne avec Saint-Pierre, à 40 km au sud ».
Une perte de résilience et de culture du risque depuis les années 1950
« Le plan annoncé par François Hollande a d'abord été mal accueilli par les habitants : habitués depuis toujours à vivre avec le climat et ses aléas, ils y voyaient un frein supplémentaire au développement du territoire déjà vieillissant, qui plus est confronté à un manque de logements » explique Ywenn De La Torre, responsable de l'activité du BRGM (service géologique national) sur l’archipel.
« Et puis, certains habitants étaient dans le déni des catastrophes climatiques » ajoute-t-il.
Il faut dire qu’à Miquelon, le risque de submersion a été connu et vécu par les populations pendant des décennies, jusqu'à ce que les choses changent à partir du milieu du XXe siècle.
C'est ce qu'explique la géographe Xénia Philippenko, autrice d’une thèse sur l'adaptation climatique de l’archipel :
« Par le passé l'architecture de Miquelon était adaptée à ce risque. Les maisons n'étaient pas en front de mer, mais un peu en arrière. Les habitants avaient conscience des dangers de l'océan, d'où pouvait survenir une tempête emportant tout sur son passage.
Cette relation à la mer change à partir des années 1950. L'urbanisation se transforme sous l'influence des modes de vie nord-américains et de l'évolution de la société moderne. Les maisons se modifient, occupent davantage de surface sur les parcelles, possèdent une cave enterrée, et finalement perdent leur résilience face aux assauts de la mer.
À partir des années 1960 jusque dans les années 2010, l'urbanisation s'étend progressivement sur des zones qui étaient jusqu'alors inhabitées - justement parce qu'elles étaient soumises à des inondations ou à des remontées de nappe.
En parallèle, la perception de la mer change. Là où les anciens craignaient l'océan et ses tempêtes, les sociétés modernes perçoivent une attractivité qui va de pair avec le désir de voyage, d'évasion ou de vacances. C'est là que s'opère une bascule dans la perception du risque. La culture du risque s'oublie alors, et la résilience des populations s'amoindrit. »
Retournement de l’opinion
Les choses changent fin 2018, quand deux tempêtes successives causent d'importants dégâts dans le village et entraînent « un retournement de l'opinion de la population », explique Xenia Philippenko.
« Cet événement a beaucoup marqué les esprits », raconte la chercheuse. « Six mois plus tard, quand je suis revenue à Miquelon, tous les habitants ont commencé à me parler de relocalisation. Ils me disaient : ‘de toute manière, on n’a pas le choix' ».
En 2019, elle interroge les habitants avec un questionnaire portant leur perception du changement climatique et leurs préférences pour l'adaptation pour l’archipel. 89% des répondants se prononcent pour une relocalisation du village de Miquelon.
Mais reste à savoir où. La collectivité territoriale propose un déplacement vers la presqu’île du Cap, mais celle-ci, petite et isolée, n’a pas la faveur des habitants qui préfèrent l’île de Miquelon, plus grande et connectée à l’île voisine. En janvier 2020, ils profitent de la visite de la ministre des Outre-mer, Annick Girardin (qui a grandi et vécu quasiment toute sa vie sur l’archipel, et y a été élue députée en 2017) pour manifester et délimiter visuellement les parcelles qu’ils souhaitent investir pour le nouveau village.
La démarche participative de l’Atelier des Territoires
Réunions publiques parfois houleuses, pétitions, manifestations…les habitants s’impliquent fortement pour être écoutés.
Une direction de l’Etat située sur l’archipel (la DTAM) propose alors à la nouvelle équipe municipale une démarche d’accompagnement appelée "Atelier des Territoires", que celle-ci accepte. De janvier à septembre 2022, une série de rencontres et de réunions de concertation sont organisées pour aider les acteurs locaux à imaginer et concevoir leur nouveau village. Elles réunissent élus, habitants, acteurs économiques et institutionnels.
Le maire raconte a posteriori la réticence initiale et comment celle-ci a été levée : « Au vu des expériences passées - de grands projets ambitieux annoncés sans finalement jamais voir le jour -, nous étions un peu réservés, au départ, sur l'issue de ces ateliers pour le village ».
« Mais en mettant tout le monde autour de la table, nous avons réussi à faire avancer la réflexion beaucoup plus vite que prévu. La concertation citoyenne s'est faite avec une grande transparence sur le processus du projet et la population n'a pas eu l'impression d'être mise à l'écart ou prise par surprise. Cela a aidé à faire accepter le projet et à ne plus en avoir peur ».
Les réunions publiques sont parvenues à mobiliser près de 20% des habitants, « ce qui est très rare » commente un acteur impliqué.
La démarche s’est donc avérée être un succès, loin de la neutralisation de tant d’initiatives de démocratie participative (voir l’article « Ecologie et démocratie participative : du flan ? »). Elle a permis d’aboutir à la signature commune d'un plan d'action pour aménager un nouveau village.
« Le souhait d'une relocalisation du village par les habitants est une décision forte et pionnière en France. En Métropole, nous avions des exemples de réalisations ou de projets de relocalisation des infrastructures (route de Sète à Marseillan), voire de lieux de vie (Criel-sur-Mer, Lacanau), mais la décision de relocaliser l'ensemble d'un village, en accord avec sa population, est tout à fait novatrice » - Ywenn De La Torre (BRGM).
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« La réussite de l'initiative tient à une acceptabilité sociale du risque, et à un engagement fort des décideurs », d’après la géographe Anne-Solange Muis et l'urbaniste Laurent Pinon.
Voyons maintenant plus en détails les enseignements que l’on peut en tirer.
Les extraits ci-dessous sont des morceaux choisis du livre « Territoires submergés », qui croise les regards d’acteurs locaux impliqués dans la démarche.
Les coulisses et les leçons du projet
Trois facteurs ayant facilité l’adhésion au projet de déplacement
Christian Pouget, préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon de 2021 à 2023, raconte que « trois points essentiels étaient réunis pour rendre possible l'adhésion au déplacement du village » :
1/ « Dans la mémoire collective des habitants, le village n'a pas toujours été à son emplacement actuel - ce qu'ont confirmé les archéologues de l'Inrap. Le fait d'imaginer revenir sur l'un des premiers sites d'implantation est une forme d'hommage aux premiers Miquelonnais. »
2/ « Autre point essentiel : les habitants de Miquelon semblent plus attachés à leur île qu'à leur maison. Partir de leur maison apparaît envisageable. Quitter leur île ne l'est pas. »
(Ceci rejoint le témoignage de Franck Detcheverry, maire du village depuis 2020 : « Il faut comprendre l'attachement viscéral que les habitants de Miquelon ont pour leur île. Cela fait plus de deux cents ans que nous nous battons pour survivre sur ce que nous appelons affectueusement notre «banc de galets» ».)
3/ « Enfin, il y a eu une prise de conscience collective des effets du changement climatique et de l'accélération du recul du trait de côte. Les habitants, qui connaissent très bien leur territoire pour y chasser, pêcher, s'y balader, constatent les évolutions. Tous ceux qui incarnent la mémoire du village témoignent de l'accroissement de la fréquence et de l'intensité des tempêtes et de leurs effets sur l'ile. »
Et ce d’autant plus, ajoute le maire actuel, que « la lutte contre l'érosion et la submersion a montré ses limites, comme en témoignent les travaux continus sur la route de Miquelon, régulièrement coupée lors des tempêtes. Alors, plutôt que de s'obstiner et avant qu'il ne soit trop tard, il valait mieux accepter de se déplacer. »
Impliquer les enfants
« Il était important aussi que les plus jeunes soient impliqués. Si les adultes assisteront au début du projet, ce sont les jeunes qui en verront la fin. Quand les enfants sont venus présenter leurs travaux et leurs maquettes préfigurant Miquelon dans trente ans, les familles qui s'étaient réunies pour l'occasion ont alors pris conscience que nous étions arrivés à bâtir une histoire commune. » (Franck Detcheverry, maire).
Une approche différente du territoire, qui prend en compte le sentiment d’appartenance
L’approche suivie a été de considérer le territoire sous un autre angle que sa simple fonction administrative et économique.
Les géographes parlent de « territorialisation » et de « déterritorialisation » : une appropriation d’un territoire ou une séparation qui peut être juridique et économique (la propriété) mais aussi symbolique (le sentiment d'appartenance, de connivence).
Cette approche repose sur la définition donnée par les géographes Hervé Théry et Roger Brunet dans « Les Mots de la géographie » :
« Le territoire ne se réduit pas à l'enracinement paysan dans un lieu, ni aux attachements citadins à un quartier, ni aux lieux fréquentés, il faut quelque chose de plus, et d'abord les sentiments d'appartenance (je suis de là) et d'appropriation (c'est à moi, c'est ma terre ou mon domaine) ».
Cette prise en compte de l'attache territoriale et de la dimension sociale a été intégrée à la démarche dès les premières réflexions. Les ateliers participatifs ont d’ailleurs mis en lumière différents besoins : une place animée par des commerces pour dynamiser le cœur du village ; un parc public ; des cheminements pour les modes doux ; etc.
« C'est tout un lieu de vie qui va se déplacer, et les habitants ont exprimé de manière forte leur volonté de pouvoir mener leur adaptation, comme ils l'ont fait depuis deux siècles », commente Patricia Bourgeois (Direction des territoires, de l'alimentation et de la Mer, Saint Pierre et Miquelon).
Permettre de s'approprier la nouvelle zone avant même la construction
En suivant cette même idée de territorialisation, il a été décidé de créer rapidement un emplacement pour le nouveau village.
L'idée derrière : permettre aux habitants qui le souhaitent de déambuler sur la nouvelle zone et de s'approprier le nouveau territoire avant même les premières pierres posées. Ainsi, l'une des premières actions a été la création rapide de chemins piétons en bois pour permettre de se projeter.
Autre élément, important symboliquement : les nouvelles limites de l’agglomération matérialisées par ce panneau installé l’an dernier.
Bien au-delà des logements : assurer les fonctions urbaines actuelles
L'idée est de garantir dans la nouvelle zone un niveau d'aménagement équivalent non seulement en logements, bien sûr, mais aussi en équipements publics, en commerces, en zone d'activité, en production d'énergie, en lieux mémoriels et religieux...
Autrement dit : assurer toutes les fonctions urbaines actuelles, et les services existants, publics comme privés. Ainsi, la desserte vers le village de Saint-Pierre en bateau ou par avion sera conservée.
Pour autant, toutes les infrastructures ne sont pas amenées à déménager. Certaines, comme le port, pourront s'adapter à la montée des eaux, tandis que d’autres posent encore question, comme l'aérodrome (la piste actuelle est exposée aux submersions, mais une implantation ailleurs présente d'autres contraintes).
Planifier aussi le devenir de l’emplacement actuel, en pensant à son utilité pour les habitants
Le déplacement sera accompagné d'une renaturation progressive des parcelles déconstruites dans le village actuel. Les parcelles renaturées pourront aussi avoir différentes fonctions (encore à préciser) : agriculture, espaces verts ou de loisirs…La question du devenir du village actuel fait partie intégrante du projet : il est prévu que sa transformation puisse apporter de nouveaux éléments utiles aux habitants.
Planifier sur le moyen-long terme, oui…mais sans oublier de protéger à court terme
L’adaptation de Miquelon passe aussi par des mesures applicables et utiles dès le court terme : des travaux d'enrochement pour limiter l'érosion, mais aussi la création d'un “équipement refuge” pour mettre en sécurité les habitants menacés lors d’un événement climatique (concrètement, un édifice capable d’abriter 150 personnes, qui intègre la relocalisation de deux équipements publics actuels).
Conclusion
« Ce projet apporte de l'espoir pour l'avenir » estime le maire, Franck Detcheverry. « On est aussi un laboratoire pour les autres territoires insulaires : on n’a que 600 habitants mais comme le territoire est insulaire et isolé, on a quand même les infrastructures d’une ville de quelques milliers d’habitants : un port, un aérodrome, un gymnase, un service d’incendie et de secours, beaucoup d’infrastructures qui permettent de tester des choses. »
Pour Christian Pouget, préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon de 2021 à 2023, « si cela a fonctionné à Miquelon - ce qui n'était pas acquis au début de la démarche -, la méthode pourrait être reproduite sur les autres territoires d'outre-mer ainsi qu'en Métropole ».
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Attention ceci dit : bien que le chantier ait déjà démarré, la relocalisation - qui se fera sur une base volontaire - en reste à ses débuts et le défi reste immense. Du reste, certains habitants n’ont pas prévu de déménager : « On est trop âgés pour ça, on va rester là » explique une résidente dans un reportage de septembre dernier.
L’un des principaux défis est le montant de l'indemnisation versée aux habitants : si elle est jugée insuffisante, un certain nombre d’entre eux disent clairement dans le même reportage qu’ils « ne bougeront pas ». Mais les chiffres annoncés par l’Etat en décembre ont rassuré et même surpris les propriétaires, avec un prix moyen de rachat des logements par l'Etat plus de deux fois le prix actuel du marché à Miquelon.
Mise à jour (18/02) : Suite à cette publication, la mairie de Miquelon souhaite préciser que « la méthode de calcul d’estimation des biens préserve les intérêts des habitants mais aussi ceux de l’État, et qu'adossée à une auto-construction répandue sur l’île, cette méthode d’évaluation devrait permettre au plus grand nombre de reconstruire sur la nouvelle zone. »
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Merci à Quentin Lucas, chef de projet adaptation climatique à la mairie de Miquelon-Langlade, pour sa relecture attentive de cet article. Les témoignages de la partie 2 sont issus du livre “Territoires submergés” (éditions Terre urbaine). Pour en savoir plus sur le projet, voir : cette page officielle ; ces vidéos dont sont issues les images plus haut ; la thèse de Xénia Philippenko ; le projet de fin d’études co-créé par Quentin Lucas et l’exposition associée.
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C’était la 6e édition de La Lettre de Trois degrés (voir ici les éditions précédentes). On revient vite pour la prochaine édition. A très bientôt !