#2 - Pourquoi il faut renforcer l'attention aux vulnérabilités
Au menu de cette édition : la mise en garde de Vivian Dépoues, qui explique pourquoi “les aléas climatiques ne prennent sens qu’au regard des vulnérabilités” ; ce que révèle une étude sur la perception du risque d’inondation en Ile-de-France ; et la citation de cette édition.
L’éclairage
“L’attention portée aux vulnérabilités climatiques est encore loin d’être une évidence” - Vivian Dépoues, responsable de la thématique Adaptation au changement climatique au sein de l'Institut de l’Économie pour le Climat (I4CE), dans un entretien paru sur le site de la prospective de la métropole de Lyon, millenaire3.com.
Il explicite son propos ci-dessous :
“Il faut rappeler que, face à un aléa climatique donné, chaque territoire est plus ou moins vulnérable à ses impacts en raison de ses caractéristiques propres. Or, lorsque l’on regarde la manière avec laquelle sont élaborés les PCAET [plans climat territoriaux], l’attention se porte bien souvent d’abord sur l’analyse des aléas climatiques plus que sur les vulnérabilités.
On va chercher à répondre à des questions précises du type « Combien de millimètres de pluie, combien de jours de forte chaleur à tel horizon, etc. ». On aboutit à des diagnostics avec de super tableaux, de super cartes, mais on ne sait pas trop quoi en faire, car on a du mal à voir en quoi ça fait une différence pour tel territoire en particulier. Pourquoi ? Parce que les aléas ne prennent sens qu’au regard des vulnérabilités !
(…) Vous pouvez avoir les meilleures cartes de températures du monde, vous n’êtes pas bien avancé tant que vous n’avez pas identifié les fragilités propres à votre territoire. Par exemple, une population âgée est plus sensible aux vagues de chaleur.
Projeter les futurs climatiques de chaque territoire est donc important, mais il est aussi essentiel d’identifier les vulnérabilités locales pour comprendre à quel moment tel aléa peut mettre en difficulté le territoire.
(…) Là où l’exposition d’un territoire aux aléas peut être analysée en chambre et à distance en mobilisant différentes bases de données cartographiques, l’analyse [des fragilités locales] porte sur des dimensions beaucoup plus qualitatives puisqu’il s’agit d’identifier s’il y a des seuils au-delà desquels tel ou tel système du territoire — population, activités, infrastructures… — ne peut plus fonctionner.
Je pense par exemple à la mission d’information « Paris à 50 °C », qui avait mis en évidence le fait que le système de refroidissement des hôpitaux fonctionnait jusqu’à une certaine température extérieure, susceptible d'être dépassée à l’avenir.
(…) Si l’on prend l’exemple de l’adaptation du réseau routier, cela implique d’identifier d’une part à quel niveau de chaleur le revêtement routier se dégrade de façon préjudiciable, et d’autre part quelles routes sont stratégiques parce qu’elles desservent des fonctions essentielles du territoire.
La stratégie d’adaptation se cristallise lorsqu’on identifie ces routes dont [on estime que] la fonction doit être absolument préservée. Dans le cas d’un département comme le Puy-de-Dôme, avec des services publics hyper diffus par rapport au nombre d’habitants, une large proportion du réseau routier peut être considéré comme desservant un service public essentiel, ce qui n’est évidemment pas le cas dans un département où la population se concentre dans quelques grandes agglomérations et où une part limitée du réseau permet de répondre aux mêmes exigences.
Bien qu’essentielle, cette attention portée aux vulnérabilités climatiques est encore loin d’être une évidence. La gestion des risques fonctionne encore souvent sur une logique : un aléa = une solution technique.
De plus, l’analyse de la vulnérabilité implique souvent de mener un travail d’enquête de terrain et de recueillir des retours d’expérience, ce qui demande du temps et des moyens.
Un bon exemple est celui des débats actuels autour de la ressource en eau. D’un côté, on a des éléments de prospective de la ressource en eau de plus en plus robustes et précis. De l’autre, on a du mal à savoir comment ces évolutions vont impacter les territoires, parce que notre compréhension des usages actuels reste très imparfaite.”
(Extraits d’un entretien paru sur le site de la prospective de la métropole de Lyon, millenaire3.com)
Cas concret
L’un des facteurs déterminants de la vulnérabilité des populations est leur perception des risques auxquels elles sont exposées.
Voici ce que révèle une enquête sur la perception du risque inondation en Ile-de-France, menée en 2018 par le laboratoire de géographie et d’aménagement de CY Cergy Paris Université, et l’Agence nationale de la recherche :
• En IDF, plus d'un million de résidents sont directement exposés au risque d’inondation par débordement (de la Seine ou de ses affluents). Pourtant, parmi les habitants en zone inondable, presque la moitié (48 %) déclarent habiter en zone épargnée. 20 % déclarent "ne pas savoir". Seuls 32% ont conscience d'habiter en zone inondable.
• Les Franciliens sous-estiment non seulement leur exposition à ces inondations mais aussi la fréquence, la durée et les conséquences de ces inondations.
En cas d'inondations, ils estiment les conséquences « assez peu graves » (26 %) ou « pas graves » (19 %). Seuls 7 % pensent qu'elles peuvent être « très graves ».
Ils estiment qu'il est plutôt facile (33 %) ou très facile (13 %) de prévoir des inondations, et qu’elles sont plutôt faciles (28 %) et très faciles (10 %) à maîtriser.
Moins de 20 % des Franciliens estiment qu’une inondation peut durer plus d’une semaine (alors qu'une crue majeure de la Seine peut perturber l’agglomération pendant plusieurs semaines).
• A noter qu’une partie importante des personnes interrogées déclare ne pas savoir répondre à ces questions. Plus globalement, 85 % des répondants n’ont pas la connaissance d’informations officielles sur les risques. Les Franciliens se sentent en très grande majorité non préparées (44 %) ou peu préparées (31 %) pour faire face à une inondation majeure.
• L'enquête a aussi interrogé les Franciliens sur les comportements qu'ils adopteraient en cas de crise. Là aussi les résultats sont frappants : 1/3 des répondants déclarent qu'ils ne suivraient pas immédiatement les consignes d’évacuation. "Rapporté au nombre de personnes potentiellement exposées, ce taux pourrait entraîner des conséquences très lourdes sur l’organisation pour sécuriser plusieurs milliers ou dizaines de milliers de personnes", écrivent les auteurs, Ludovic Faytre et Samuel Rufat.
⚠️ Les précédentes études avaient identifié la désinformation et la méfiance comme des obstacles à la préparation aux inondations et aux intentions d'évacuation. Mais elles avaient, semble-t-il, négligé un élément majeur : la vulnérabilité sociale.
• Car le détail de l'enquête montre que ce sont les personnes en situation de vulnérabilité sociale, en particulier dans les quartiers les plus exposés, qui déclarent qu’elles ne suivraient pas les consignes, n’évacueraient pas (ou bien plusieurs jours après l’inondation de leur logement), et s’engageraient dans des conduites à risque, comme se rendre en sous-sol.
C’est aussi notamment le cas pour les personnes à mobilité réduite, ou dépendantes de soins réguliers, ou ayant des besoins spécifiques de transport ou d’hébergement.
• A l'inverse, les ménages aisés, motorisés et disposant d’une résidence secondaire sont les plus enclins à suivre les consignes immédiatement ou à évacuer spontanément.
• Au vu de ce constat, "on peut avancer que les politiques visant à réduire la vulnérabilité sociale seraient plus efficaces que les campagnes de prévention", écrivent les auteurs.
• Les auteurs de l’étude ne prônent pas d'abandonner les campagnes de prévention : leurs travaux "ont révélé la faible culture du risque inondation et faible connaissance de la fragilité des réseaux par une proportion très importante de la population".
• Mais ils recommandent :
1/ de cibler en particulier les personnes qui n’ont pas conscience de leur exposition aux inondations, notamment les personnes vulnérables.
2/ de mener en parallèle des politiques visant à réduire la vulnérabilité des habitants des quartiers les plus exposés, ainsi qu'à réduire à l’exposition aux inondations des groupes les plus vulnérables.
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/// Rappels sur le risque de crue centennale de la Seine ///
1/ Le dérèglement climatique fait augmenter le risque de crue centennale de la Seine de 40% d'ici à 2050, d'après une étude de la Mairie de Paris.
(Une crue centennale ne signifie pas qu’elle se produit 1 fois tous les 100 ans - ce serait alors une crue centenaire - mais qu’elle a 1 chance sur 100 de se produire chaque année, sur la base de la crue de 1910)
C’est un événement inéluctable : seule la date est inconnue.
2/ Le risque de survenue de crue centennale augmente, mais aussi...la vulnérabilité des territoires exposés. Les experts sont clairs : les dégâts seront bien pires qu'en 1910, à cause du tissu urbain bien plus développé, en particulier en petite couronne, et de l'augmentation des enjeux .
3/ A Gennevilliers par exemple, en cas de crue majeure de la Seine, la ville estime que presque 75 % de la population aura les pieds dans l’eau et que 80 à 90 % de la population subiront des ruptures d’électricité. En cas de crue centennale, la commune pourrait être inondée durant plus d’un mois à 80%, avec des hauteurs proches de 2 mètres ponctuellement.
4/ Parmi les impacts en cascade (source) :
-> Le métro parisien devrait cesser de fonctionner en intégralité, par sécurité. Les réseaux SNCF et RER seront eux aussi fortement touchés puisque les gares de Lyon, d'Austerlitz et de St Lazare sont en zone inondable.
-> Les ponts seront interdits à la circulation. Les 5 autoroutes et les axes majeurs de circulation seront difficilement praticables.
-> Les zones sans électricité seront deux fois plus étendues que les zones inondées.
-> Dans les zones inondées et les zones privées d’électricité, les connexions Internet filaires seront très perturbées.
-> Les principaux musées (Louvre et Orsay) seraient contraints d’évacuer leurs collections pour les protéger de la montée des eaux (Brun & Gache, 2021).
5/ Et après ?
-> Le retrait des eaux s’étalera sur plusieurs semaines. Le retour à la normale, lui, sera encore plus long. L’eau ne s'évacuera pas naturellement, il s'agira donc de pomper et d'assécher les sous-sols.
-> Les routes inondées ne seront plus praticables après le retrait des eaux : il faudra les rénover.
Pour aller plus loin :
-Sur le sujet “risque de crue en IDF” : ici une carte interactive, pour toute l’IDF ; et ici des conseils aux habitants, par la Mairie de Paris.
- Sur le sujet "perception des risques et vulnérabilité climatique": une thèse sur la perception du risque d'inondation dans la communauté urbaine de Dunkerque. Elle montre notamment que :
une faible perception du risque par la population tend à entraver l’adaptation ;
elle influe en particulier sur le consentement à payer pour s'en prémunir ;
la perception du risque d’inondation varie, sur ce territoire, selon l’expérience d’inondations passées mais aussi…la sensibilité environnementale des habitants ;
un territoire a une culture du risque qui lui est propre, or cette culture du risque, lorsqu’elle a des fragilités, renforce la vulnérabilité de la population.
La citation
A chaque édition, une citation lue récemment.
“Il ne semble pas pertinent « d’avoir peur de faire peur » [à la population] au regard des enjeux actuels. Cette pensée est contreproductive dans le cadre d’une politique de gestion du risque visant à réduire la vulnérabilité des individus.”
- Nicolas Verlynde, dans la conclusion (p. 474) de sa thèse citée ci-dessus sur la perception du risque d'inondation à Dunkerque et ses alentours.
Il précise :
“La conscience du risque et la crainte sont des éléments moteurs de la préparation face au risque (Raaijmarkers et al., 2008). L’augmentation de ces facteurs contribue à la perception du risque et peut contribuer à améliorer la résilience aux inondations.
La crainte d’incommoder la population ne doit donc pas être un frein à la mise en place d’une politique de gestion du risque centrée sur la vulnérabilité. Il est préférable que les habitants soient conscients plutôt que surpris en cas d’inondation.
Par ailleurs, nous pouvons supposer que si l’aléa devait advenir sans que les populations en soient informées, les pouvoirs publics seraient très probablement considérés par l’opinion publique comme étant responsables de la situation”.
C’était la deuxième édition de la Lettre de Trois degrés. Vous pouvez vous abonner ici et lire l’édition précédente ici (au menu : la leçon inaugurale de Kyle Harper au Collège de France, et le rôle sous-estimé des “infrastructures sociales de résilience”). Pour plus d’informations sur ces sujets et notre initiative : troisdegres.net. A bientôt !