Catherine Halbwachs dirige le projet « Adapt » chez EDF, dédié à l’adaptation des centrales nucléaires et thermiques au changement climatique.
Elle était l’invitée récemment d’une conférence intitulée « Organiser l'adaptation : voyage en terres inconnues ? », organisée par l’ESCP et Axa Climate. A la première question, « Sur une échelle de 1 à 10, à combien sommes-nous collectivement, selon vous, en termes de préparation au changement climatique ? », sa réponse fuse, nette : « On est plutôt à – 8000 ».
De quoi planter le décor. Catherine Halbwachs parle cash, dit ce qu’elle pense, sans craindre de bousculer. « On a encore les moyens d'agir. Par contre il faut vraiment arrêter de rêvasser ». Or pour le moment, « on n'est pas prêt à accepter ce qui arrive parce qu’on veut garder l'existant. On ne veut surtout pas que ça change ».
Dans ce numéro, nous vous proposons une sélection de ses prises de paroles ce jour-là. Et si vous souhaitez voir toute la conférence, la vidéo est disponible sur ce lien.
Les citations ci-dessous sont des extraits retranscrits des propos de Catherine Halbwachs.
« Le dérèglement climatique est une dérive »
« Je suis extrêmement prudente sur le discours autour de la « crise climatique ». Arrêtons de dire que le dérèglement climatique est une crise : une crise a un début et une fin. On le voit bien chez EDF puisqu'on fait de la gestion de crise en permanence : la crise est extraordinairement mobilisatrice. Mais le dérèglement climatique est une dérive : il n’y a pas de fin avec ensuite un retour à la normale. Il faut que tout le monde intègre ce point.
Ce point est difficile avec les élus locaux. Prenons l’exemple du territoire du Dunkerquois : c’est un polder qui fonctionne avec un système de canaux datant du Moyen-âge – ce qui s'appelle les wateringues. On avait rencontré le président des wateringues qui m’avait dit : il n’y a pas de problème, les Allemands ont déjà coupé les wateringues [en 1944], la mer est venue, elle est repartie, on a redémarré. Le problème, c'est que le dérèglement climatique et la montée de la mer, ça ne fonctionnera pas pareil. Ça ne va pas repartir. Dans l'esprit du territoire, puisque ça relevait de la crise, c’était gérable. On a donc encore du mal parce qu’avec le concept de crise, on se dit qu’on va serrer les fesses et que ça va passer - sauf que non, on est dans une dérive. »
« La problématique de l'eau est pour moi la problématique numéro 1 »
« Quand on voit le bruit que fait le débat sur le ski…mazette de mazette. Seulement 7 % de la population va skier : 93 % ne va pas skier. Honnêtement le débat sur l'eau et sa disponibilité me paraît beaucoup plus important que le débat sur le ski. Je n’ai rien contre les skieurs mais je vous assure que l’eau c’est plus important.
La problématique de l'eau est pour moi la problématique numéro 1, avant celle de la température. Il nous faut préserver la ressource en eau massivement et collégialement. Ce qui implique d’abord et avant tout de préserver les milieux naturels. C'est fondamental. Beaucoup d’économistes ont tendance à sous-estimer ou à oublier le risque majeur lié à l'effondrement de la nature. On a absolument besoin de la nature : c'est notre assurance vie.
Il faut que l'eau aille dans les nappes. Ça veut dire qu'il faut faire l'inverse de tout ce qu'on fait depuis des années : il faut ralentir l'eau ; il faut absolument arrêter de drainer partout ; il faut absolument arrêter de faire des canaux rectilignes.
Il faut ralentir l'eau pour que l'eau reste dans les sols, reste dans les zones humides. Il faut préserver les forêts (essentielles pour le cycle de l’eau). Il faut tout faire mais urgemment parce que ça ne va pas attendre très longtemps : notre premier problème sera l'eau.
On l'a vu en Espagne : Valence, c'est typiquement ça. Erreurs d'urbanisme, bétonnisation extrême, agriculture extraordinairement consommatrice d'eau, détournement du fleuve parce que ça embêtait là où il passait – alors qu’en cas d’inondation, le fleuve repasse là où il veut : fondamentalement ce qu'il y a de bien dans un fleuve, c'est qu'il revient là d'où il vient. Ça, c'est quelque chose qu'il faut qu'on accepte.
Même chose sur les bassines : il faut qu’on arrive à rouvrir le débat du stockage de l'eau de façon dépassionnée. Et stocker l'eau, c'est d'abord fondamentalement la stocker dans les milieux naturels. C’est pour nous [chez EDF] l'urgence numéro 1, avant la problématique de la température. »
« Pour notre plan d’adaptation, on ne prend plus l'Accord de Paris »
« Pour notre plan d'adaptation, on ne prend plus [en compte] l'Accord de Paris. On a compris que c'était derrière nous. On travaille sur les autres scénarios.
(…) Pour autant attention : atténuation et adaptation doivent absolument aller ensemble. Je ne suis personnellement pas du tout convaincue qu'on arrive à s'adapter à + 4° C [en France, ce qui correspond à + 3° C dans le monde]. Il faut donc massivement atténuer.
(…) On a encore les moyens d'agir. Par contre il faut vraiment arrêter de rêvasser. Il faut vraiment se dire que « Paris à 50° C » (mission initiée et présidée par Alexandre Florentin, qui participait à la même table ronde) est un exercice incroyable que tout le monde devrait faire, y compris à titre individuel.
Il faut se demander : moi, dans ma maison à 50° C, je fais quoi ? Il me reste quoi ? J'ai probablement une difficulté sur l'eau potable, une difficulté sur l'assainissement, peut-être que le pont qui permet d'arriver est par terre parce qu’il n’y a plus d'eau, …bref, j'ai plein de sujets. Et ma clim est certainement morte parce que de toute manière les clim n’aiment pas les températures trop élevées.
Il y a donc quand même des sujets lourds. Et je ne vous parle pas du digital et des télécom qui auront des problèmes eux aussi. Nous aussi sur le plan électrique on aura des problèmes. Il faut donc faire l’exercice. Et il va falloir s'adapter vite : 2050, c'est dans 25 ans.
La mode est de dire que les climatologues racontent n'importe quoi, que c'est le wokisme, que c’est tous les -ismes possibles et imaginables…Sauf que non : le climat c'est de la physique, c'est un modèle thermodynamique qui ne peut pas revenir à l'équilibre tant qu'on lui balance des gaz à effet de serre. »
« On doit partir des problématiques territoriales »
« Chaque territoire est différent. Si je prends l’exemple de la centrale de Chooz dans les Ardennes, pour arriver à embarquer les élus ruraux sur l'adaptation alors qu'ils habitent un territoire où il fait extrêmement froid en hiver et pas très chaud en été, ce n’est pas simple.
Pourtant ils ont une sensibilité majeure : la forêt des Ardennes est mythique, or la forêt est en train de mourir. Quand on parle aux gens des choses qui les touchent, on arrive à les embarquer.
Dès qu'on parle d'adaptation, on doit partir des problématiques territoriales, pour la raison qu’on vient de voir mais aussi parce que nos installations dépendent du territoire où elles sont. On dépend des routes, on dépend des ponts, on dépend des infrastructures publiques, on dépend des écoles.
On l'a vu au moment du Covid : à partir du moment où les écoles ont été fermées, on a été confrontés à une question compliquée, entre les gens qui devaient s'occuper de la centrale et les gens qui devaient garder leurs enfants. On a même été à un moment dans l'obligation de se substituer à l'éducation nationale pour mettre en place des endroits où accueillir les enfants pour que les gens puissent aller travailler.
On s’est donc posé la question de l'interruptibilité du service, qui était dans ce cas-là celui de l'éducation nationale. On était dans ce qu’on appelle un fonctionnement en mode dégradé, ce qui n'est pas acceptable. C’est ce genre de questions importantes qu'il faut se poser.
Si je prends un autre exemple, le territoire du Dunkerquois, ce n’est absolument pas la même problématique que Chooz. On ne parle donc pas aux élus dunkerquois dans la même façon qu’à Chooz. Chez eux, un problème majeur, c'est l'eau douce. C’est un sujet qui n’est pas facile à aborder parce qu’ils sont convaincus qu'il pleut chez eux. L'histoire montre en ce moment qu'il ne pleut pas. Ou alors il pleut trop et ils sont inondés.
Mais là aussi il y a des choses indispensables à faire. Dans le Nogentais, dans l’Aube, on a un débat majeur sur la qualité de l'eau. Or sur ce sujet, on bute sur la profession agricole, avec laquelle on a énormément de mal à discuter. Pour nous c'est un vrai sujet.
C'est notamment un sujet majeur dans le Sud-Ouest, et pourtant on ne peut pas arrêter la centrale de Golfech là-bas parce que c'est elle qui tient le réseau du sud-Ouest. Cette centrale, qui est structurante, est située sur la Garonne, avec en face [le groupe agroalimentaire] Maïsadour. A chaque fois qu'il y a des manifestations agricoles, les manifestants viennent bloquer la centrale avec cet argument : quand on bloque une centrale, on a la télé.
Alors qu’a-t-on fait à Golfech ? On a acheté énormément de terrains en se disant : « il va falloir qu'on tienne Golfech quoi qu’il arrive ». Il faut aussi qu'on imagine des solutions qui nous permettent d'économiser l'eau de la Garonne. Pour ça, on est obligé de mettre des équipements supplémentaires. Mais on va avoir un débat compliqué au niveau national, car ces équipements, ce n'est pas le marché de l'électricité qui va accepter de les payer. Et pourtant il faut absolument qu'ils soient payés, parce qu’on a absolument besoin de Golfech pour tenir le système électrique. C'est un débat fondamental, qui touche à une question majeure : qu’accepte-t-on comme interruptibilité du service ? Ce débat-là, aujourd'hui, est impossible à avoir, et pourtant c'est le débat de fond.
On a maintenant un plan national d'adaptation, le PNACC, très bien, sauf qu’il n’y a pas le premier euro. Et on nous dit : débrouillez-vous pour 2050 et 2070. Mais comment faire, si on n’a pas les moyens d'investir ? Les moyens techniques existent - il y a la centrale de Palo Verde en Arizona avec qui on a des échanges et qui fonctionne dans le désert - mais ces techniques sont coûteuses. La question fondamentale est de savoir comment on les finance.
Ces questions-là, qui sont structurantes et doivent être portées au niveau national, sont malheureusement des discussions qu’on n’arrive pas à avoir.
De même, dans le Dunkerquois une autre question clef est de savoir comment on préserve le territoire face à la montée des eaux. A moins qu’on décide de ne pas le préserver parce que c'est trop cher ou trop compliqué - mais c'est une question qui n’est même pas abordée aujourd'hui. Le préfet de région a fait une étude sur cette question-là et n’est pas resté longtemps en poste après. Il était excellent, il a essayé de travailler là-dessus mais ce n’était pas possible d'aborder la question. Et pourtant la question est bien celle-là.
Or que fait-on aujourd'hui dans le Dunkerquois ? On met des gigafactories et on implante McCain qui va cultiver des patates. On va détruire les dernières zones naturelles inondables pour faire des frites. (…) La question est de savoir comment rendre des territoires à la nature – et ça, c'est une question extrêmement difficile à débattre du point de vue démocratique. »
Si vous souhaitez regarder la conférence entière, la vidéo est disponible sur ce lien.
C’était la 10e édition de la Lettre de Trois degrés. Retrouvez les précédentes ici. A bientôt.
Enfin quelqu'un qui parle vrai !